La SPPEF - SITES & MONUMENTS se permet d’attirer votre attention sur les enjeux patrimoniaux que le passage de la ligne de tramway par les boulevards Béranger et Heurteloup pourrait mettre en péril en portant atteinte non seulement à l’histoire de la ville mais aussi à la cohérence des objectifs des protections du Secteur Sauvegardé et du classement au Patrimoine mondial de l’humanité, à « l’esprit des lieux » et à la qualité architecturale du site.
I - L’histoire en bref
En 1592, pour prévenir contre les dangers de conflits intérieurs, Henri IV entreprend de fortifier la ville étendue à ses faubourgs. Jacques-Androuet du Cerceau, architecte du roi, conduit les travaux qui seront poursuivis par Isaac François, voyer de Touraine, jusqu’en 1641.Très vite, dès 1603 pour Heurteloup et 1604 pour Béranger, les mails sont plantés si bien qu’en 1610, le voyageur allemand Just Zinzerling fait «l’éloge de belles promenades qui avoisinent certaines villes et, où toute la population afflue, se promène, joue et danse au beau jour de l’été : le mail à Tours… ».
En 1615, Balthazar de Monconys remarque «le plus beau mail de Tours». Ces mails sont comparés à des « murailles vertes » par Jean de La Fontaine. La carte de «Tours et ses environs», établie vers1670, montre les mails plantés d’arbres le long des remparts au Sud et à l’Est de la ville. (PJ n°1). Un siècle plus tard, lors de son passage à Tours, Arthur Young dit qu’ « il y a une belle promenade longue et admirable, ombragée par 4 rangées de superbes ormes très élevés qui, comme abri contre le soleil brûlant, ne peuvent rien avoir de supérieur… ».
Le «plan de la place de l’entrée de la ville par la route d’Espagne» de 1781 témoigne de l’alignement de ces quatre rangées d’arbres et également de l’existence de rampes d’accès des anciens fossés au mail pour approvisionner les anciens corps de garde (PJ n°2).
Les mails soulignent les bordures septentrionale et méridionale de la ville - véritables saignées vertes dans le grand paysage urbain comme le montre la « Vue de Tours en ballon » dessinée en 1853 (PJ n°3) . Si , dès 1677, un certain nombre d’ormeaux sont renouvelés, cela se fera peu à peu jusqu’au XIXe siècle où , en 1865, le choix se portera sur des érables pour être définitivement détrônés par les platanes depuis un siècle.
II - Les différentes protections du site des boulevards
Le Secteur Sauvegardé
Depuis 2014, il s’étend vers le Sud jusqu’aux mails bordés d’hôtels particuliers, de maisons et de lotissements construits à partir de la fin du règne de Napoléon III. Le nouveau Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur (PSMV) a voulu les inclure jusqu’à la limite des jardins des immeubles de la rive Sud des deux boulevards. Les Orientation d’Aménagement et de Programmation de mai 2013 sont assez précises et prévoient de « retrouver la lecture de l ‘ancien mail (20-21 m de largeur) et de réinstaurer les quatre alignements de platanes ». Lors des replantations il faut « conforter les lignes verticales des arbres qui marquent la structure des mails et la perspective… »…. « Ces propositions pourraient s’étendre au delà des limites du secteur sauvegardé à l’Ouest …comme à l’Est… » (OAP p.58-59).
Le règlement du Secteur sauvegardé, l’a. US.13.3.6 note que les alignements d’arbres qui accompagnent les grands axes des boulevards, les quais et quelques places sont à préserver, ils sont donc protégés. Et « Dans le cadre d’un projet d’aménagement d’ensemble, ces arbres remarquables et ces alignements arborés identitaires peuvent être repositionnés et les essences modifiées si le projet constitue une amélioration de l’espace considéré et une meilleure mise en valeur de l’environnement architectural », ce qui ne serait pas le cas si le projet était adopté.
Le Patrimoine mondial de l’UNESCO
Le site est inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO comme « paysage culturel ». Cette inscription reconnaît au site une Valeur Universelle Exceptionnelle (V.U.E.). Le Plan de Gestion signé en 2012 propose des Orientations pour une gestion partagée. L’Orientation n°1 en vue de préserver et valoriser le patrimoine et les espaces remarquables propose « d’aménager en conservant l’esprit des lieux » (Pl de Gestion p.137) et de « réaliser un diagnostic patrimonial et paysager systématique avant d’implanter tout nouvel équipement ou aménagement….il doit être intégré à l’étude d’impact » afin d’éviter tout impact paysager incompatible avec la V.U.E. (Pl de Gestion p. 34 et 40-.41).
Il est souhaitable que les études préalables à ce diagnostic soient faites avant la prise de décision du tracé définitif du tramway. De plus, La Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) sera t-elle consultée ?
III - L’esprit des lieux
Conserver l’esprit des lieux consiste à respecter et à restituer ce lieu calme de promenade et de détente où l’on jouait au mail. Le marché aux fleurs immortalisé par les cartes postales est un rendez-vous bi-hebdomadaire qui illustre la réputation de « Tours , Jardin de la France » signalé sur la gravure de Hoeffnagel en 1561.
Les mails constituent une véritable trame verte à l’orée de la vielle ville aux rues serrées et étroites. Ils sont le point de rencontre entre les quartiers anciens et les nouveaux quartiers du XXe siècle, gagnés sur des marécages. Ils sont les jardins communs aux deux périodes historiques : Tours a peu de jardins intra-muros et quand ils existent, ils sont minuscules ( François –Sicard, jardin de la Préfecture).
Comment concilier ce moment urbain de respiration et de tranquillité avec les deux rames de tramway forcément bruyantes, les voies pour les automobiles, les pistes pour les vélos et les piétons ?
Il est évident que les arbres centenaires ne résisteront pas à tous les travaux : ou bien ils seront endommagés donc remplacés, ou bien ils seront déplacés.
De plus on peut s’interroger sur l’utilité de ce tronçon de tracé et éventuellement son coût :
- Pour qui le passage du tramway par les boulevards ? La gare de Tours et la place Jean-Jaurès sont déjà desservies par la première ligne. Le réseau des bus est déjà très bien assuré aux abords des boulevards.
- Si la 2ème ligne doit servir la banlieue de Tours et notamment les CHU, il n’est pas nécessaire de passer par les boulevards…
Ne pourrait-on pas au contraire restituer la disposition originelle de ce mail et ajouter des bancs pour les promeneurs ? Il faut garder le charme de cette promenade d’où on peut admirer un de fleurons de l’architecture du XIXe siècle, si attractif pour les visiteurs et voyageurs.
IV - Essai de typologie des immeubles du boulevard Béranger
Les dispositions mises en œuvre des immeubles qui bordent les boulevards sont révélatrices de l’art d’habiter au XIX et XXème siècles. Que ce soit cachés derrière des façades austères sur rue ou derrière de hauts porches, que l’on soit « en représentation » sur des terrasses en entresol avec des jardins à peine dissimulés par des grilles, ou encore locataire d’un immeuble de rapport dont on est le promoteur, les habitants de ces boulevards ont bâti la période industrielle de la ville .
Ces résidences bourgeoises ont un coût qu’il ne faut pas négliger pour la conservation du patrimoine architectural de Tours. Si l’on rend les boulevards trop bruyants, les populations migreront et se posera alors le problème de sa préservation.
Cette typologie met l’accent sur l’aspect résidentiel du boulevard. Cette architecture de la 2ème moitié du XIXème siècle est unique à Tours.
Conclusion
Un tracé par les boulevards paraît incompatible avec les enjeux patrimoniaux rapidement esquissés ci-dessus.
Cette réflexion sur le devenir de ces boulevards devrait anticiper les aspirations de qualité de vie des habitants liées au développement durable et à une vie plus « saine ». Il n’est pas question de la santé des riverains (encore que ?) mais de l’usage public qui peut en être fait : jeux pour les enfants, les rencontres propices au lien social à travers des conversations et des regards croisés.
Ce lieu de sociabilité inventé au XVIIème siècle doit conserver la cohésion de la ville et non devenir un « périphérique » où l’on ne peut s’arrêter sans être bousculé ou même blessé.
Puisqu’il existe deux tracés, pourquoi ne pas choisir celui qui étendrait le centre-ville vers le Sud et revitaliserait l’avenue de Grammont jusqu’à la place de la Liberté en empruntant le boulevard Jean Royer ?
Martine Bonnin
Déléguée régionale et départementale de la Société pour la Protection des Paysages
et de l’Esthétique de la France (SPPEF) – SITES & MONUMENTS
Copies :
- aux adjoints à l’Urbanisme, Patrimoine, Parcs et jardins et Transports
- aux Président et Vice- président de Tours Métropole Val de Loire
- à Mr l’Architecte des Bâtiments de France
|